« Que peut un récit pour un projet urbain ? » se demandait l’écrivain Charles Robinson au terme de sa résidence au Pôle arts & urbanisme (POLAU) de Saint-Pierre-des-Corps. Comment la mise en intrigue d’une histoire peut-elle, en effet, aider à mieux vivre en ville ? Robinson répondait à cette question rhétorique au moyen d’une série d’hypothèses, qui dotaient le récit de certains pouvoirs en matière d’urbanisme. Le récit offre l’occasion d’un « renouvellement du réel », d’un « réenchantement », de création de « valeurs » et enfin de révélation d’autres vies possibles.
Le Jour des silures (https://www.editionszoe.ch/livre/le-jour-des-silures) recouvre tout ou partie de ces quatre fonctions. Projetant le lecteur dans une Genève future, le roman interroge nos formes de vie contemporaines. Il invente les rituels qui enchanteront ce monde possible. Il esquisse de nouvelles valeurs de solidarités, dans une ville qui redéploie ses sociabilités à l’échelle d’îlots d’immeubles. Il explore enfin une autre manière de vivre après une forme d’effondrement qui n’est pas la fin du monde. Se pourrait-il que Le Jour des silures puisse quelque chose pour le projet urbain ?
Le texte publié par les éditions Zoé s’inscrit en tout cas dans un projet de recherche qui en faisait l’hypothèse. Celui-ci, financé par le Fonds national suisse (FNS) de la recherche scientifique, a des abords tout ce qu’il y a de plus académiques. Il souhaitait notamment répondre à une question de recherche qui aspirait à saisir comment des récits ordinaires sont susceptibles de participer à une planification urbaine plus inclusive. La réponse à cette question est apparue progressivement, à mesure que les auteurs du collectif d’écrivains, les architectes de l’atelier OLGa et les chercheurs impliqués dans le projet croisaient leurs compétences réciproques.
Dans un premier temps, des ateliers d’écritures ont permis de collecter des récits individuels, tramés d’anecdotes et de souvenirs auprès d’habitants d’un quartier populaire de Genève. L’eau y était étonnamment omniprésente, tout comme l’était une certaine hantise de l’isolement. On rêvait d’un territoire vivant au rythme de son bassin versant, animé par ses cours d’eau. On évoquait de manière soutenue les lieux de rencontre, les espaces de nature et de « liberté ». Ces imaginaires ont alimenté la fiction d’une Genève d’après la « Grande submersion », L’eau est désormais partout. Les étages supérieurs des immeubles organisent des microsociétés.
Cette fiction, qui préfigure Le Jour des silures, n’était pas une fin en soi du projet de recherche précédemment évoqué. Elle avait une fonction, celle de réactiver des narrations. Elle a ainsi ouvert un nouveau temps de collecte d’informations. Permettant d’imaginer le futur (ce qui est une forme classique de mobilisation d’auteurs dans le projet urbain), la fiction produite par le collectif d’écrivains offrait également l’occasion de révéler les qualités du présent. Sa puissance évocatrice garantissait, chez le lecteur, un déplacement propre à susciter un temps de remémoration, une « nostalgie anticipée » pour reprendre une expression de Laurent Devisme. Des lieux auxquels on tient disparaitront quand les eaux recouvriront l’agglomération. Les participants à une nouvelle série d’ateliers d’écriture se sont ainsi vus proposé de décrire ces espaces qui viendront à manquer, les localisant sur un plan, énonçant les histoires dont ils ont été le théâtre.
Cette actualisation, par des lectures habitantes, de la fiction préfigurant le Jour des silures s’est ensuite déployée au moyen d’installations, dans la ville. Des images emblématiques d’une Genève immergée saisissaient les résidents au détour d’une rue, les rendant sensibles à une interpellation, les invitant à exprimer les souvenirs associés à des lieux disparus. La fiction déployée au moyen des scénographies de l’atelier OLGa amplifiait ainsi le périmètre des publics susceptibles de participer, incidemment, à l’identification de lieux ordinaires dont on ne fait jamais l’inventaire. Lentement, une archive des lieux d’attachement du quotidien se constituait, qui, de récits en anecdotes, prenait de l’épaisseur. Celle-ci permettrait bientôt d’établir une cartographie conforme aux attendus d’une planification territoriale, tout en nourrissant le texte du présent roman.
Le Jour des silures peut donc quelque chose pour le projet urbain. Le glissement de l’anecdote au récit, du récit à la fiction, de la fiction au récit, du récit au témoignage a bien participé à une forme de planification plus inclusive. L’assemblage testé dans le cadre du projet de recherche financé par le FNS permet effectivement de donner la parole à des personnes qui, bien souvent, ne participent pas aux grandes consultations urbaines, parce qu’elles ne se sentent pas légitimes pour parler d’urbanisme ou parce qu’elles sont convaincues que leurs lieux de vie sont sans qualité.
C’est sans doute de ce point de vue que la cartographie produite grâce aux histoires racontées par les différents intervenants de ce dispositif au long cours diffère de celles produites dans le cadre des démarches administrées par les collectivités publiques. Elle n’a pas été arrachée, mais suscitée, par le pouvoir de suggestion des fictions littéraires.
Postface du roman écrite par Laurent Matthey et Simon Gaberell